vendredi 17 août 2018

A celleux

J'ai essayé de tordre le cou à l'ensemble des pensées qui m'assaillaient pour faire tomber les gouttes qui devaient en être extraites. Des mêlées entières de pensées, de phrases toutes faites, de réassurances familiales, de conseils amicaux, de morales de l'enfance sont arrivées dans mon esprit, au point que je ne savais plus si mon anxiété était due au film que je regardais ou à ce que j'essayais d'entreprendre avec ces pensées. 

Deux choses sont apparues très clairement : qui maîtrise les mots peut tout maîtriser. (Et, en essayant d'élaborer cette phrase, je réfléchissais à une manière qui permettrait de ne pas prendre pour référence neutre le masculin. J'avais opté pour "une personne qui"... ou encore "celleux", puis, tout de suite, c'est le "qui" qui l'a emporté, j'en suis bien contente, car ça neutralise mon désir d'annihilation du masculin. Au plaisir de psychanalyser cette phrase).

La seconde chose qui est apparue et que je suis en train de perdre de mon esprit à mesure que j'écris, c'est que, quand ce Tunisien qui me parlait en égyptien de Barbès à Jourdain essayait (on essaye beaucoup, ce soir, voyez.) tant bien que mal de me prouver sa bonne foi, c'est comme s'il ne faisait que renforcer ce que je ressentais d'ignoble, de triste et d'avilissant au plus profond de moi-même. Et, dans le même temps, il m'a permis de restructurer mes idées. La seconde chose est :

Si je m'engloutis dans les corps et si mon corps engloutit ses pairs, c'est parce que je voulais être avant-gardiste. J'ai aussi le sentiment que tout le monde veut être avant-gardiste, qui embrasse le mieux, qui sort du lot. Je voulais sortir du lot en me faisant croire que je n'étais pas de cette catégorie de femmes qui pense la relation de désir de concert avec l'affection, l'amour, le long terme, la romance. Si je souffre, c'est parce que j'ai toujours pensé qu'il était rétrograde de penser l'amour ainsi. Et si je souffre, c'est parce que j'ai toujours vécu mes relations comme si elles étaient une réussite ou un échec de cet idéal, tout en considérant qu'il ne fallait jamais se fier à lui. Tout en pensant qu'il était rétrograde, tout en pensant que j'étais moi-même rétrograde. Je me suis essayée à des engloutissements si fréquents, à des tours du monde du désir afin de me prouver que le modèle romantique comportait des erreurs. Et que je pouvais vivre sans, et que je pouvais vivre mieux. 

Mais c'est peut-être parce que j'ai tant vécu pour le contrer que, finalement, je n'ai fait que le réitérer, le renforcer, l'affirmer dans toute sa puissance.

Alors, des mêlées de pensées entières : "n'accepte rien d'un homme", "tu ne peux rien exiger de quelqu'un", "fais attention à toi", "le désir est masculin et l'amour est féminin", des théories fumeuses : est-ce parce que le désir féminin doit être réprimé et tu ? Oui mais quand il y a désir et amour ? Oui mais à partir de quoi se dessine la frontière entre le désir et l'amour ? Oui mais pourquoi faire une distinction entre le désir et l'amour ? Et la tendresse, et l'affection...

Le mouvement par lequel j'ai pris ma petite douleur a consisté à me demander pourquoi considérer ces théories supermarchiennes comme fumeuses. Et il m'est apparu que c'est comme si je n'avais pas l'étoffe du modèle idéal que je recherche, celui de la liberté du corps qui navigue d'un port à l'autre, idéal que je désire, et dont je n'ai pas la direction. "L'obtention du bonheur" passe par des torchons dont je tords le cou pour extraire ce que je peux de sceaux moraux pour réapprovisionner l'océan en eau.

Je crois que rétablir l'équilibre qui me manque consisterait en une résilience. Mais l'étoffe se construit, sceau après sceau, après sceau et après sceau.

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