mardi 31 juillet 2018

La mémoire de ma peau


J’ai connu un homme aux intimités virtuelles. Il était un peu dérangé. Il rêvait de pouvoir m'encapsuler grâce à des machines technologiques, un besoin de contrôle qu’il me présentait comme des preuves d’amour. Je lui avais proposé qu’on ne sorte pas ensemble, mais que l’on rentre ensemble. Et puis, nous ne sommes ni rentrés, ni sortis. Plutôt : il me sortait, et me faisait rentrer.

J’ai connu un bel homme. Un artiste, un géant de la beauté humaine, un initiateur de mon amour, un partenaire de débats dans les replis de nos nuits yeux ouverts, un déclarant d’orgasmes, un souffle vrai et insaisissable. Je sortais, il sortait, je rentrais, il rentrait, on se perdait, on attendait, devant des frontières fermées, dans des hamacs aux figuiers ombrés, des surprises hiérosolymitaines de l’amour, de l’amour, de savants mélanges de beauté. Des faims, des soifs, des fins. Comme chaque début.

J'ai connu un homme, celui qui n’avait qu’une voyelle. Celui qui m’a fait rencontrer la littérature de mon cœur. La musique de mon cœur. Le cinéma de mon cœur. Les rires dans l’alcool et l’assurance de ne jamais manquer de rien pour un ventre rond à choyer. Semant des graines d’amour maladroit sur le chemin. Titubant à aimer, les nuits étaient des voyages en mer dans des draps déchirés et des éclats de voix joyeux dans des yeux tristes. Des nuances bleues de mélancolie que l'on domestiquait, notre enfant, notre naissance. Notre produit final.

Je redescends les marches de la vie amoureuse. Plus je prospecte et plus je perds pied. Je ne veux pas écrire la genèse et je suis brusquée à la vue des premiers pas. J’en reste à la beauté des surfaces et des souvenirs impondérables. Ma mémoire me fait défaut mais cela ne dérange qu’autrui, et pas tant qu’il n’en apporte que du beau comme il sait le faire à chaque fois. Peut-être enrobe-t-il le passé. Mais le passé n’est que cela.

Des erreurs, des apprentissages, des douleurs ineffaçables, des souffrances bien grandes pour de si petites vies, des rancoeurs, des amours ethnographiques, des exotes violentes et des attentes inutiles, des souhaits rompus et des mensonges, des incompréhensions, tant de douleurs dans des lits défaits, des règnes de sang, des colères, des visages gris, des peaux moirées, des mains tremblantes, des envies de justice, des palissades devant mes yeux dont je mourrais à chaque travail et chaque suée, des rebuts, des hauts le coeur, l'ensemble des humeurs liquides animant mon corps perdu. Aujourd'hui trouvé. La mémoire de ma peau ne trompe jamais.

J'ai connu un homme, j'ai connu un homme, j'ai connu un homme. À chaque fois que l'on a connu un homme on sait que l'on connaîtra un autre homme. Un qui viendra s'habiller nu dans le salon, un qui offrira des épices dans ses mains, un qui protègera, un qui ne comprendra pas. J'ai connu un homme comme j'ai englouti un livre, j'ai connu un homme comme j'ai lu son oeuvre, j'ai connu un homme comme j'en ai fait le marque-page pour un autre livre, j'ai connu un homme comme un bloc-notes, j'ai connu un homme comme j'ai connu ma propre hominité, j'ai connu un homme comme j'ai enfin décréter avoir un auteur préféré, j'ai connu un homme comme j'ai récité ses vers, j'ai connu un homme comme j'en ai perdu les références, j'ai connu un homme comme je n'ai jamais ressenti le besoin de l'ouvrir, de le lire, de sentir l'odeur de ses pages, de toucher la matière granuleuse de sa couverture, la lime de sa tranche, ouvert, fermé, changé de page, perdu la ligne, ouvert, fermé, relire le titre, ouvert, fermé, ouvert, et fermé. 

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