Après une nuit difficilement aérée dans mon appartement marseillais, je me réveille dans un lit dont j’avais pris le soin de changer les draps afin de me sentir le plus confortable possible. Je prends le temps de m’étirer dans le lit, et met en marche une session audio de relaxation. Assise en tailleur, je fais de longues respirations et inspirations, les yeux fermés. Je me sens détendue. Mon amie de jeunesse, venue de Perpignan pour me soutenir, dort dans le canapé-lit du salon. Nous avions convenu que pour le jour fatidique, je devais me retrouver, seule, avec moi-même. Je me prépare et me vêts de la robe verte que j’ai acheté spécialement pour l’occasion. Je pars prendre le bus pour me rendre au centre de recherche.
J’ai soutenu ma thèse pendant l’été 2019. Un été caniculaire, et dont la chaleur a fait renoncer plusieurs personnes à venir jusqu’à Aix-en-Provence, où se déroulera l’évènement. Il est 10 heures, il fait déjà chaud, et je fais en sorte de ne pas marcher trop vite ni de faire trop d’efforts afin de ne pas transpirer dans ma robe. 11 heures 30, je m’installe dans la salle des doctorants. Cette salle, je l’ai éprouvée depuis mes études de master, il y a maintenant de cela neuves années. Peu occupée par les doctorant.e.s du laboratoire, elle n’a pas été aérée depuis longtemps et il fait chaud. J’ouvre les fenêtres. Je vais chercher une bouteille d’eau fraîche, repensant à ce que la dernière doctorante qui a soutenu ici m’avait dit : « Pas de boisson chaude, ça endort ! ».
Je redescends au rez-de-chaussée pour installer la salle de soutenance. Il faut d’abord en demander les clefs à la « dame de l’accueil ». Une amie, déjà arrivée, vient m’aider. Nous rangeons les chaises négligemment laissées ici et là, et j’installe une table au-devant du grand pupitre et du tableau. Les tables, mobilier récent, sont emboitées les unes aux autres et forment un carré que l’on ne réussit pas à défaire. Ma table sera donc au milieu de ce carré. Ma mère et mon amie perpignanaise arrivent au loin. J’en profite pour les saluer rapidement et leur indiquer la salle où se trouve le réfrigérateur, là où se passera le « pot » de soutenance. Celle-ci est exiguë et faite de baies vitrées, ce qui promet un pot confiné dans une chaleur que j’appréhende. Il existe une grande salle, bien plus agréable, mais celle-ci appartient au CROUS, faisant que nous ne sommes pas autorisés à l’utiliser. C’est dommage, c’est illogique, car en ce 8 juillet, la maison de recherche est quasiment déserte et plus aucune étudiant.e ne la fréquente depuis bientôt un mois. Plus tard, j’apprends qu’un doctorant, a pu installer son buffet à cet endroit-là, « parce que son père travaille au laboratoire ». Privilège, passe-droit, hasard ?
Je laisse ma mère et les quelques copines déjà présentes s’affairer dans la salle et je retourne dans la salle des doctorants. La porte de la salle est encore décorée d’un poster que j’avais imprimé. On y voit un petit avion planté de dizaines de flèches, comme attaqué par des assaillants armés, où il est écrit « The anthropologists decided that this tribe was to remain “uncontacted” », une photographie que j’avais trouvée sur Internet en cherchant des images humoristiques sur notre discipline. [C'est d'ailleurs la première image que j'avais accroché à l'entrée de mon bureau à l'Université Américaine du Kuwait : nostalgie d'un passé estudiantin, ou d'une anthropologie coloniale ?]. J’y avais ajouté le titre « salle des doctorants » dont, plus tard, le doctorant féru de questions féministes avait rayé le « s » final pour y apposer un « .es ». Une petite nouveauté dans notre groupe dont je m’étais prise depuis et qui m’avait décidée à privilégier l’écriture inclusive dans mes écrits. Dans la salle, je relis mes notes et les documents que j’ai préparés. Les collègues doctorant.e.s commencent à arriver pour me saluer et m’encourager, des plus proches aux plus http://xn--loign-9raf.es/, mes acolytes de travail, celles et ceux avec qui j’ai réfléchi, avec qui j’ai ri, avec qui je me suis plainte, avec qui j’ai souffert. Je suis surprise que deux d’entre eux viennent me saluer, car nous ne nous connaissons pas beaucoup, et je me surprends à les remercier tout en revenant à mes notes. Si cela avait été à refaire, j’aurais pris plus de temps pour accueillir leurs congratulations. Une amie proche, historienne, arrive enfin ; c’est auprès d’elle que je me sens le plus familière et son arrivée me permet de libérer un peu de mon stress. On se prend dans les bras et nous rions quelques instants : « Imagine les membres du jury sur le pot ! », me dit-elle.
Pour celles et ceux qui ont soutenu une thèse de doctorat, ce récit a quelque chose de très familier et redondant, au point de le rendre banal. Du coucher de la veille, la préparation du matin à l’arrivée dans la salle pour le moment tant attendu, les docteur.e.s ont cela de commun qu’à la simple évocation de l’expression « soutenance de thèse », tou.te.s ressentent un ensemble d’émotions immédiates bien que diverses. La peur, la joie, la déception, l’inquiétude, la colère parfois ; autant d’émotions qui ne sont pas seulement des réactions « naturelles ». À bien y regarder, celles-ci renseignent intensément sur des enjeux plus larges. La peur de ne pas être à la hauteur, par exemple, a cela de très parlant qu’elle lie un affect à une mesure : la hauteur. Cette expression renvoie, d’une manière ou d’une autre, à une idée d’échelle à atteindre pour obtenir réussite et reconnaissance. La carrière universitaire, qui s’apparente à une succession d'autant d'échecs que de réussites, de glissades, de toboggans que d'acrobranches aux appuis parfois instables, est elle-même une échelle que l'on monte. La carrière universitaire se veut incarner ce qu’ « être à la hauteur » veut dire. C'est un effort performatif, mais aussi un effort de classe. Car quand certains ont l'habitus au corps, d'autres doivent le jouer pour avancer.
Des personnes qui me sont chères, des personnes que je ne connais pas, des personnes qui m'ont vu naître, assistent à une sorte d'intronisation qui peut à tout moment se transformer en humiliation publique. Une pause. On souffle. Je croise du regard une femme venue de Saint Raphaël que j'avais rencontré il y a bien longtemps sur Internet. On avait organisé un groupe de vente de vêtements grande taille ensemble. Je vois aussi Michel, carte routière en main, qui est venu de Nice pour l'occasion, représentant fièrement la branche "amis d'enfance" pied-noiro-vietnamienne de maman. J'aperçois aussi une connaissance de la chorale dont je fais partie, j'ignore comment elle a appris l'évènement de ma soutenance. Sur le moment, je suis touchée mais l'effet bulle prend le dessus. Je veux glisser une blague, mais je ne trouve même pas quoi dire. Je veux présenter les uns aux autres, mais mon attention est ailleurs. Au final, mon père sera présenté à ma directrice de thèse avec ces mots : "tenez, voilà un autre Vendéen". Capacités relationnelles du 8 juillet : échec.
Tout ce qui se passe entre ces quatre murs, à la fermeture de la porte, prendra alors valeur d’événement, dont chaque mot, chaque geste et chaque bruit sera inscrit pour plusieurs semaines en mémoire, et mis en récit par l’entourage : « quand le prof a dit ça… » ; « et quand untel est entré dans la salle en plein milieu » ; « et quand il a fait tombé son stylo » ; "ta directrice de thèse, quand elle a retiré ses chaussures !"… toute notre attention est alors formée de sorte à donner de l’importance au détail et créer du souvenir. Et moi, je suis déçue, parce que depuis le retrait des mentions au doctorat, j'entends souvent les présidents de jury ajouter qu'ils auraient bien donné la mention "très honorable avec félicitations du jury", ce que je n'entends pas venir.
Je ne serai donc que docteure.